L’association est intervenue sur le sujet de l’adaptation du travail, le 26 Mai 2023, lors d’un TEDx à l’INSA de Toulouse. Le texte ci-dessous en retranscrit le contenu.
Arrivée de Chloé, Fred et Bruno. Tous trois ont un sac à dos et posent leur sac devant eux en arrivant sur la scène. Bruno se déchausse et prend une de ses chaussures dans les mains, et la montre à l’assemblée en silence. C’est une chaussure de la marque “Veja”.
Bruno: Est-ce que les gens qui possèdent des chaussures Veja peuvent lever la main ? Ah oui, pas mal de monde. Pour ceux qui ne connaissent pas, cette marque est réputée pour être très éco-responsable. Certaines matières sont recyclées, le coton est 100% bio, le cuir est remplacé par une matière vegan biosourcée…pas mal…on doit se sentir bien quand on travaille chez Veja…faire des chaussures écolo, ça a du sens…et puis au moins on est pas dans un secteur polluant quand on travaille dans la chaussure…quoique…
Ecolo ou pas, la chaussure émet pas mal de CO2 au cours de son cycle de vie: extractions des matières et fabrications sont les étapes les plus émettrices. Mais n’oublions pas les autres limites planétaires, comme le problème de la consommation de ressources, et celui des déchets. Au mot “déchet”, Fred et Chloé commencent à faire tomber en tas quelques chaussures prises des trois sacs à dos. Savez-vous combien les Français achètent de chaussures chaque année ? 410 Millions de paires (World Footwear Yearbook 2018)…. Plus de 5 paires par personne. Waow. Et on en jette: 300 Millions, car c’est très difficile à recycler en raison d’un grand nombre de matériaux différents. Pendant ces quelques phrases, Fred et Chloé rajoutent régulièrement des chaussures pour constituer un tas.
Le sujet des déchets est-il une priorité pour le secteur ? Non, les discussions en cours traitent de l’aménagement de la période des soldes et de la concurrence avec les boutiques en ligne. Si le secteur pouvait vendre 500 millions de chaussures, il le ferait ! Fred et Chloé finissent les sacs en rajoutant encore des chaussures sur le tas. C’est la logique du
modèle économique en place.
Concevoir des chaussures éco-responsables ne permettra pas de rendre le secteur soutenable si l’objectif reste de vendre toujours plus de chaussures. Face à la société de consommation occidentale, le travail s’organise de manière productiviste: produire pour vendre toujours plus. Et ce n’est pas que lié au secteur de la chaussure, quel patron n’a pas pour objectif de développer sa structure ? Quel salarié n’a pas les mots “croissance, compétitivité, innovation” comme objectif ?
Notre premier message est que le travail doit s’adapter pour sortir d’une logique productiviste incompatible des limites planétaires et de la justice sociale.
Le travail doit s’adapter pour sortir d’une logique productiviste incompatible des limites planétaires et de la justice sociale
Fred: Et le travailleur dans tout ça ? Nous (les humains des pays dits développés) sommes de plus en plus à être conscients des enjeux socio-écologiques liés à nos modes de vie actuels, mais comment nous préparons-nous et quel pouvoir avons-nous en tant que travailleurs dans ces nécessaires ADAPTATIONS déjà présentes !!!
En effet bien que nous soyons au prémice d’une démarche collective de sobriété, nous restons au travers de nos emplois – selon Arthur Keller – les rouages d’un système global qui est extractiviste, productiviste, consumériste, croissanciste et pollutionniste … donc destructeur du Vivant (dont les humains font partis) par nos actes de travail entre autres.
Celui qui extrait du pétrole, le pilote de ligne, l’éleveur intensif de porc, le professeur, l’infirmière, mais aussi celui qui fabrique la chaussure (toujours plus de chaussures), celui qui achète le cuir (toujours plus de cuir), ou encore le comptable de la boite, le juriste, le cuisinier qui participent à leur manière au fonctionnement de l’entreprise … De plus en plus d’entre nous se heurtent à cette déshumanisation du travail dit moderne et industrialisé, à des pertes de sens et donc à des dissonances cognitives.
Je parle de déshumanisation, car le travailleur est devenu un élément interchangeable du système scientiste (mesurer pour contrôler) et techniciste existant ; il est aussi devenu une « ressource », au même titre que la biosphère dans un monde de rationalité économique. Nous vivons des pertes de sens grandissantes, tant le travail est décomposé en sous-tâches, où chacun se spécialise, et perd de vue le produit final et la finalité même de son activité.
Le travail n’est donc plus là pour servir nos besoins communs, mais pour nous asservir aux besoins croissants de contrôle et d’enrichissement d’une petite minorité.
Aux Ateliers ICARE, l’association dont nous faisons parti, nous pensons que la dimension du travail -et non d’emploi – pour des sociétés respectueuses des ressources renouvelables et des écosystèmes doit être re-discuté démocratiquement, au même titre que le partage du travail (activité mentale vs manuelles), dans une intention de justice sociale.
Pourquoi appelle-t-on travail, l’activité de la nounou qui garde nos enfants, mais pas le temps que nous pourrions choisir pour les élever nous-mêmes ? Il en va de même pour la production et la transformation de nourriture, la construction de nos habitats ou la réparation de nos équipements du quotidien (vélos, voiture, appareils divers), …
Nous pensons que le travail doit s’adapter pour ne plus être que marchand et qu’il doit être
justement partagé pour répondre aux rééls besoins sociétaux et des territoires.
Notre deuxième message est que le travail doit être re-politisé (Politikos: qui participe à l’organisation de la cité), pour répondre aux besoins sociétaux vitaux et pour retrouver du sens à l’échelle de nos actions individuelles et collectives.
le travail doit être re-politisé pour répondre aux besoins sociétaux vitaux et pour retrouver du sens à l’échelle de nos actions individuelles et collectives.
Chloé: Alors que fait-on face à cette incompatibilité du travail avec nos aspirations ?
Notre slogan aux ateliers Icare est « Concilier travail avec enjeux écologiques et sociaux » . Nous pensons qu’en tant que travailleurs, nous pouvons et devons agir. Nous avons chacun eu nos propres réponses face à ces insatisfactions au travail. Fred a changé de
voie. Bruno et moi sommes passés à 80 %. Ce qui n’est pas si simple dans le milieu du travail. Pour nous il a permis de se poser, de consacrer du temps à réfléchir à ce que nous voulions faire. Ralentir comme lors de la pandémie de covid. N’avez-vous pas en effet constamment la sensation de courir après le temps, d’être « sous la vague » ?
Je vais maintenant vous parler d’une expérimentation que nous allons commencer très
prochainement. Il s’agit d’une expérimentation de la polyactivité. Elle peut être un moyen de rééquilibrer et partager le travail pénible physiquement qui, peu valorisé souvent, est un travail répondant à des besoins essentiels. Par exemple, un secteur qui nous tient à
cœur, dans une région telle que la nôtre, est l’agriculture. Des associations telles que L’Atelier Paysan et Le Shift Project, ont montré que pour respecter l’accord de Paris à l’échelle française, des transferts d’emplois étaient nécessaires pour le développement d’une agriculture biologique et paysanne.
Il faut donc plus de monde, comme avant, qui travaille la terre. La polyactivité pourrait faciliter ce changement de voie pour ceux qui n’osent pas faire le grand saut ou partager ce travail. Et nous sommes nombreux à souhaiter des activités plus manuelles.
Nous avons donc cherché un.e maraîcher.e en agroécologie pour lui exposer notre idée : donner un jour de notre temps par semaine pour aller travailler la terre, et ainsi soutenir cette activité vitale. Nous avons rencontré Quentin le maraîcher et Maryline des serres Dellarossa qui ont tout de suite compris notre vision. Maryline souhaite notamment créer plus de liens entre les citadins, souvent “hors-sol”, et le monde de la campagne. En juin, notre expérimentation commence. Nous allons venir à plusieurs et passer quelques jours à
tour de rôle sur son exploitation. Cette expérimentation de la polyactivité est un premier pas pour voir s’il est possible de pérenniser cette organisation du travail et quelles questions cela soulève. Par exemple, attend on une rémunération de cette seconde activité ? Doit-elle s’inscrire dans le cadre du travail marchandisé ? Combien de temps faut-il y consacrer par semaine ? Dans le cas de l’agriculture, les besoins sont-ils ponctuels/ est-ce un travail saisonnier ? Quels secteurs la polyactivité peut concerner ? Est-il facile de jongler d’une activité à l’autre, de se former ? Et enfin, comment fait-on pour que la polyactivité devienne « banale », socialement normale.
Alors 4 jours et 1 jour à la terre, ça vous dit ? Et pourquoi pas, à termes, un mi-temps à la ferme ?
4 jours et 1 jour à la terre, ça vous dit ? Et pourquoi pas, à termes, un mi-temps à la ferme ?
Conclusion de Fred et Bruno, à deux voix: Il reste beaucoup de pistes à explorer pour adapter et re-politiser le travail.
Au niveau individuel nous pouvons passer à temps partiel pour retrouver du temps, ou s’investir dans une asso, nous pouvons aussi bifurquer ou déserter pour rejoindre une activité qui a du sens ou en créer une nouvelle.
Cependant pour qu’il y ait une dimension politique à nos actes, nous devrons mener ces
changements au niveau collectif. Il s’agit donc de mieux identifier collectivement quels sont les besoins sociétaux aux échelles territoriales et globales, de développer d’autres formes de technologies (les low-techs par exemple),a de réorganiser le travail collectivement (formations, diversifications, reconversions, poly-activité, …), de faire évoluer la gouvernance au travail, ou encore de poser d’autres indicateurs de développement sociétaux …
Cela se résume donc à imaginer et structurer de nouveaux modèles de développement, et pas seulement économiques !
Fred, Chloé et Bruno finissent par enlever leurs chaussures … Il nous semble que c’est en adaptant le travail et son organisation, en le re-politisant, et en re-trouvant une juste place dans la toile du Vivant, que nous retrouverons du sens …, les pieds dans la terre et sur terre !!!
