ROUAGES – EP2 : L’AVIATION

Rouage : n.m chacune des pièces d’un mécanisme.

Les travailleuses et les travailleurs sont-ils les rouages d’une société malade et obsolète ? Rouages est une série de témoignages de salariés et d’indépendants de différents secteurs : numérique, aviation, conseil… En trait d’union, une même perte de sens et le rejet du productivisme. Leur horizon : la quête d’un lendemain commun et soutenable.


Episode 2 : l’aviation, dialogue entre Romain Morizot et Bruno Jougla. Tous deux membres fondateurs de l’association “Les ateliers Icare”, Romain est indépendant dans le domaine des communications aéronautiques et Bruno travaille dans un des grands groupes du secteur.

Bruno (B dans la suite du texte): je suis retombé sur un tweet de Flight Radar. L’image est dingue. La journée la plus chargée en avions de tous les temps, trois ans après le covid. 20 000 avions qui volent au même moment. Tu te rends compte !

Romain (R dans la suite du texte): Et malheureusement, pas un seul “avion vert” dans le lot…un trafic aérien mondial 2024 record à 9% au-dessus de 2019… et des méga commandes qui continuent de tomber. Airbus et Boeing qui tablent sur un doublement du nombre d’avions dans les 20 ans ! On a vraiment l’impression que notre secteur n’a pas saisi les enjeux.

B: L’industrie se targue de “connecter” le monde. D’un côté c’est vrai, mais de l’autre on peut questionner l’intérêt des city break et de tout un tas d’autres “bullshit flights”. La part du low-cost en France est passée de 24% en 2013 à 43% en 2023. Le prix des billets d’avion est tellement hors-sol: on trouve encore des vols Toulouse – Dubrovnik à 29€… J’ai peur que la dissonance cognitive1 chez les salariés de l’aéro ai de beaux jours devant elle vu la croissance annoncée. 

R: Sur ces prises de positions pour expliquer que le développement actuel de l’aviation n’est pas soutenable, j’ai l’impression qu’on tourne en rond…

B: Par rapport à quoi tu dirais qu’on tourne en rond ?

La part du low-cost en France est passée de 24% en 2013 à 43% en 2023 (…) on trouve encore des vols Toulouse – Dubrovnik à 29€

R: Ben ça fait quatre ans que notre association de salariés existe. Côté journalistes, toujours les mêmes questions: la part de l’aviation dans les émissions mondiales de CO2 ? Les effets non-CO22 ? Les challenges sur les biocarburants ? Que pensez-vous de l’hydrogène ? Les articles de 2024 sont les mêmes que ceux de 2020… Et cela se retrouve chez mes amis aussi qui finalement ne savent pas qui croire tellement la communication est forte de chaque côté.

B: Pourtant la réalité scientifique n’a pas changé et constate toujours l’insuffisance des leviers technologiques

R: Oui, et ce qui est très gênant aussi dans la manière dont le sujet est traité dans les médias est l’absence de cohérence. France Inter qui invite maintenant régulièrement des scientifiques pour expliquer que la situation actuelle n’est pas tenable et qui, le lendemain, va laisser la parole à Guillaume Faury, patron d’Airbus, pour expliquer que “De plus en plus de jeunes ont compris que l’aviation était le mode de transport du futur“ sans le contredire… Ce n’est plus possible!

B:  Peut-être que nous avons aussi une part de responsabilité dans le côté très clivant du débat sur l’aviation. Les “pro” aviation d’un côté, portés par les directions d’entreprises, et les “anti” de l’autre, avec les structures plus militantes dont Les ateliers Icare fait partie. Et ces deux camps ne se parlent pas. Quand nous avons fait les assises de l’aviation3 en septembre 2021, nous assumions le besoin de réduire le trafic aérien tout en protégeant l’emploi. C’était super intéressant mais il n’y avait pas de contradicteur… et finalement moins de salariés qu’espéré dans l’assemblée. Je pense que ces derniers sont un peu paumés entre ces deux visions qui paraissent antagonistes. Et ça peut démotiver totalement.

R: Je suis d’accord, notre asso a toujours essayé de proposer des alternatives pour l’emploi, mais je crois que dernièrement on insiste un peu plus sur ce point. Pour ceux qui sont loin de tout ça, il faudrait qu’ils retiennent en quoi les écolos sont POUR quelque chose plutôt qu’en quoi ils seraient CONTRE une autre.

B: Bon, et tous ces avions sur l’image Flightradar, est-ce qu’on va arriver à les verdir un peu quand même ? Les biocarburants ou SAF ça avance un peu non ? Y’a des annonces de partout…

R : Tiens toi bien, en 2024 les SAF4 ne vont représenter que 0,5% de la consommation totale de carburant… Il y a des problèmes toujours aussi bloquants. Soit tu fais des SAF de première génération comme aux USA et tu entres clairement en concurrence avec la production alimentaire. Soit tu veux des SAF de 2e génération comme en Europe. C’est à dire avec des résidus de plantes ou des huiles usagées, mais tu n’auras que des petits volumes qui sont loin de pouvoir répondre à la demande. Pour les e-fuel, la production par électrolyse aurait besoin d’énormes quantités d’électricité, c’est ce qui fait dire au patron de Lufthansa qu’il aurait besoin de la moitié de la production électrique allemande en 2050 pour faire voler sa flotte.

B: Tout ça n’a pas beaucoup changé depuis 2020 finalement. Les publications sont unanimes sur les limites de la technologie et sur l’importance des risques (ISAE-Supaero, ADEME, Shift/Aerodecarbo), il faut baisser le trafic si on veut un secteur soutenable. Le RAC a sorti en septembre un rapport listant les mesures les plus justes et efficaces pour y arriver.

R: Toutes ces publications ont permis de faire changer  les discours, et aujourd’hui il est possible de parler sereinement de régulation du trafic. Cela nous permet d’espérer que les réglementations vont s’enchainer dans l’aéro tout comme dans d’autres secteurs car nous pouvons collectivement reconnaître que laisser les entreprises a été un échec mondial.

aujourd’hui il est possible de parler sereinement de régulation du trafic

B: Je constate quand même que le sujet de la décarbonation est essentiel dans mon entreprise aujourd’hui. Ce n’était pas du tout le cas avant 2019. Cela apparaît dans les stratégies des grands groupes, il y a des premières actions comme l’éco-conception5 ou le déploiement des fresques du climat. C’est très démocratisé maintenant avec des animateurs sur tous les sites, et toutes les équipes y passent.

R : Et alors ça donne quoi une fresque du climat dans une entreprise aéro ? 

B: Ecoute j’en ai fait une récemment, on était quinze, il n’y avait que des salariés du secteur, avec deux animateurs.  On a déroulé la fresque, le constat final des deux groupes était très catégorique sur la gravité de la situation et le besoin d’un changement radical. C’était un peu un mélange entre “monde de merde”, “on va tous crever” et “on va dans le mur”. Il y a ensuite eu un temps de réflexion et de post-its sur les actions que nous pouvions déployer au niveau de l’entreprise pour aller plus loin dans la décarbonation de l’aviation. Flagrant délit d’impuissance: presque tous les post-its étaient du genre “développer le télétravail”, “aller au travail en vélo”, “limiter les distances tout le long de la chaîne d’approvisionnement”… 

R:  Tu sous-entends que c’était des propositions trop fades ?

B: Ben oui, puisque la criticité de la situation avait fait consensus ! Déjà la plupart des idées étaient déjà lancées dans l’entreprise. Et ce type d’action a un impact minime. Dans le bilan carbone d’une entreprise aéronautique, c’est l’utilisation du produit final qui est très émettrice (les vols de l’avion – le fameux “scope 3”) à plus de 90% du bilan carbone de l’entreprise.. Même si c’est ce qui est le plus simple à mettre en place, aller en vélo au travail ou passer d’un chauffage gaz à électrique dans l’usine est le bienvenu mais n’adresse qu’une part de un à deux pourcent des émissions. Pourquoi personne n’a posé de post-it “faire moins d’avions et se diversifier”? Pour moi ça illustre deux sujets fondamentaux. Un, le manque de temps que l’on attribue aux salariés pour s’approprier les enjeux actuels et essayer de trouver des vraies solutions. Deux : l’impuissance générale pour traiter le problème à la racine, en s’auto-bridant sur la stratégie des entreprises, le productivisme et la décroissance. 

Pourquoi personne n’a posé de post-it “faire moins d’avions et se diversifier”?

R: Il faut reconnaître que la situation n’est vraiment pas facile pour les gens du secteur. Tout lâcher d’un coup et se reconvertir ? Certains d’entre nous l’ont fait avec autant de succès que d’échecs : Anne, Tanguy et JB qui retournent dans l’aéro avec une nouvelle énergie pour faire bouger les choses de l’intérieur de nouveau, Arnaud, Fred, Séléné qui ont réussi à s’épanouir ailleurs. Ces difficultés nous ont amené à réfléchir à polyactivité choisie. En commençant par passer à la semaine de 4 jours permettant de libérer un jour par semaine pour s’engager dans une entreprise “régénérative”6

B: Quand on est écolo, faut-il quitter l’aero aujourd’hui ? Tout porterait à le croire aujourd’hui car il semble que le changement de l’intérieur soit beaucoup trop lent. Bon, je dis ça mais je suis encore à temps partiel “dans la machine” jusque là. Le cheminement individuel est long et sinueux…

R: Idem pour moi hein! Mais en prenant de la hauteur, le sujet n’est pas qu’individuel. Ce qu’il faudrait, ce sont des projets répondant aux besoins sociétaux pourvoyeurs d’emplois, et ça fera appel d’air. Au sein de l’aérien ou dans d’autres secteurs.

B: On revient sur ce que tu disais, en plus d’un vrai basculement de l’emploi vers les secteurs en besoin (agriculture, artisanat, social…), il faut pouvoir trouver des pistes de diversifications pour les entreprises du secteur. 

R: C’est ça. Et des pistes il y en a quelques unes :

– diversification dans le ferroviaire : les besoins sont énormes en Europe suite à des décennies de désengagement,
– le recyclage d’avions, qui peut être générateur de beaucoup d’emplois et permettra de réduire nos extractions de matières premières,
– nous pourrions également relocaliser la maintenance des avions qui a été largement délocalisée,
– le transport maritime va prendre un virage éolien pour remettre en service une flotte maritime à voile, lançons nous dans cette aventure main dans la main avec les constructeurs navals et suivons Windcoop et Sailcoop !
– dans le numérique, nos experts en interfaces numériques  peuvent travailler sur des équipements durables et réparables. Imaginez seulement un téléphone avec 30 ans de durée de vie! Et là aussi une mine d’or est à construire dans nos déchets électroniques mondiaux plutôt que de les expédier à l’autre bout du monde.- la mobilité quotidienne a besoin de soutien également, ne pourrions nous pas transformer une ligne de production d’avions en ligne de production de tram, de métro ou de bus ou même de véhicules partagés ? Est-ce que nous pourrions soutenir le projet de petite voiture électrique comme La Gazelle ?

B: Waow ! tu en as encore beaucoup des comme ça !!!

R: Oui des idées de diversification et de transformation, il y en a beaucoup de très sérieuses si l’on s’en donne les moyens. Et les moyens sont là si l’on considère les millions d’euros déployés pour l’hydrogène par exemple. Pourquoi ne le seraient ils pas aussi pour ces projets de diversification ? Et notre expérience montre que beaucoup de salariés ont des idées pour la transition. Pour les autres, ils peuvent toujours se mettre aux 4/5ième et venir travailler dans une asso le vendredi ! Des études montrent que cela permet de réduire de 20% les émissions tout en permettant aux personnes de se réaliser autrement que par leur travail principal. Cela peut donc répondre à une certaine lassitude que l’on peut ressentir avec les années tout en participant aux changements nécessaires. Gagnant-gagnant.

les moyens sont là si l’on considère les millions d’euros déployés pour l’hydrogène par exemple. Pourquoi ne le seraient-ils pas aussi pour ces projets de diversification ?

B: Et au final c’est à chacun de nous de s’engager à sa manière. Restons positif et disons nous que le changement de posture espéré est en cours. Peut-être même que dans pas si longtemps:
– on parlera taxation du kérosène au milieu des couloirs d’Air France,
– un pilote refusera de faire les vols Paris – Lyon, car ils sont faisables en seulement 1H45 de train,
– un patron de Thales ou Safran refusera de mettre ses équipements sur des avions d’affaires pour les mettre dans des moyens de transport en commun plus soutenables (train, tram, ferry…),
– les syndicats feront autant de tracts sur l’écologie et le productivisme que sur les augmentations ou les accords d’entreprises,
– et la diversification dont tu parles permettra de protéger l’emploi quoi qu’il arrive !

R: Ce type de considérations montre qu’il existe beaucoup d’opportunités pour faire “autrement” ! La transition est porteuse d’espoir avec tous ces projets potentiels. Qui souhaite s’y investir pour qu’ils deviennent concrets ? Rejoignez nous !


Rouages est une série d’articles coordonnée par Les ateliers ICARE, association de salarié.e.s et indépendant.e.s voulant réconcilier travail et écologie. Le productivisme, ça te parle ? Tu travailles dans la publicité ? Tu es technicien forestier ? Professeur d’économie ? Propose nous le prochain article de Rouages via ateliersicare@ecomail.fr.

  1. La dissonance cognitive est un phénomène se manifestant par un état psychique dans lequel un individu agit en contradiction avec ses propres cognitions initiales, c’est-à-dire entre une pensée et son action ↩︎
  2. Le principal impact hors-CO2 de l’aviation est l’effet des traînées de condensation qui apparaissent dans le sillage des avions. Ce sont les fameuses traces blanches que l’on peut apercevoir dans le ciel. L’impact des traînées de condensation sur le climat est estimé, seul, entre une à deux fois équivalent à celui de la combustion du kérosène ↩︎
  3. Les assises de l’aviation ont été un événement organisé en Septembre en 2021 à Toulouse et Paris par différentes organisations dont les ateliers ICARE et le collectif PAD (Pensons l’Aéronautique pour Demain). Un des objectifs était de questionner la soutenabilité du secteur de l’aviation et de débattre sur les manières de ré-orienter l’emploi. ↩︎
  4. SAF = Sustainable Aviation Fuel. Les biocarburants sont des carburants de substitution obtenus à partir de la biomasse (matière première d’origine végétale, animale ou issue de déchets) ou sont produits synthétiquements. Ils sont généralement incorporés dans les carburants d’origine fossile. ↩︎
  5. L’écoconception est la volonté de concevoir des produits respectant les principes du développement durable et de l’environnement ↩︎
  6. Une entreprise régénérative se définit comme une entité qui au-delà de minimiser son empreinte écologique aspire à avoir un impact positif sur l’environnement et la société ↩︎

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